Je me souviens, lors de mon premier séjour dans un atelier de reliure avoir été émerveillée de la variété des papiers. Couleurs, motifs, texture, ils reflètent à la fois une certaine évolution historique des métiers du livre mais sont également témoins de la richesse des possibilités de décor.
Durant mon apprentissage, par curiosité artistique d’abord, puis de façon plus scolaire pour préparer l’épreuve d’histoire du livre du CAP je me suis plongée dans l’histoire des papiers décorés en reliure…
Je vous propose tout d’abord un aperçu de la marbrure sur papier, suite à plusieurs questions reçues ces derniers temps lors d’expositions. Surtout n’hésitez pas à me faire part de toute maladresse ou imprécision, je suis loin d’être incollable sur la question!
Historiquement, les premiers papiers « marbrés » se développent d’abord en Asie puis dans l’Empire Ottoman. Ces papiers arrivent en Europe avec la hausse des échanges liée à la chute de Constantinople (1453) par le biais de « carnets de voyage » (que l’on a appelé les albums amicorum). Mais en France, il faudra attendre la fin du XVIe siècle pour les retrouver dans les livres reliés.
Au Japon : le Suminagashi
Sumi : encre Nagashi: qui flotte
Développée au Japon vers le XIIe siècle, cette technique utilise de l’eau pure et l’artiste y fait flotter des encres (encre de chine mêlées au fiel de bœuf) dont les motifs se formeront au gré d’un souffle d’air, de l’agitation d’un éventail ou de la création d’un courant. Traditionnellement l’encre est ensuite transférée sur du papier de riz (papier japonais, très absorbant).
Au delà de son aspect décoratif et artistique, cette technique est aussi utilisée par les moines bouddhistes comme technique de méditation, pour connecter le geste, le mouvement avec la nature.
Voici un exemple de deux pages de poèmes choisis de Ōshikōchi Mitsune sur papier suminagashi (Kyoto, vers 1100) – (source wikimedia common)
Il faut cependant attendre l’ouverture du pays à l’occident à l’ère Meiji pour que nous puissions découvrir ces papiers.
L’Ebrû
En turc, Ebrû signifie « art des nuages ». Cette technique, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2014 se développe dès le XVe siècle. Contrairement au suminagashi, la technique du papier Ebrû consiste à jeter les couleurs sur une eau épaissie avec de la gomme adragante. Les couleurs flottent donc plus facilement et peuvent être dirigées de manière précise pour réaliser des motifs.
A l’origine, cette technique est liée à l’art de la calligraphie orientale, permettant de rendre gloire au nom d’Allah, le papier étant un embellissement de l’écriture.
« Si tu teintes le papier, ce sera mieux, car sa blancheur cause cent dommages à la vue: colore le papier d’abord, pour que la calligraphie soit parfaite et tes yeux saufs » (La Roseraie de Pureté, livre Persan du XVIe siècle)
Revue Lectures, juillet 1997
De l’Ebrû est né ce qui constituera la base de la marbrure moderne : les motifs dits « cailloutés » et « peignés ». Le caillouté correspond à jeter des gouttes de couleurs de taille différente sur l’eau pour former des points, tâches semblables à des cailloux. Avec la force des pigments & du fiel de boeuf ces couleurs s’étaleront plus ou moins sur le bain. Pour faire un peigné, les encres sont ensuite étirées à l’aide d’un peigne
Souvent seront ajoutés des motifs végétaux, fleurs, tulipes – toujours dessinés avec un baton léger sur l’eau.
A partir de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, des contacts se nouent entre l’Europe et l’Empire Ottoman. Ainsi, les voyageurs ramènent rapidement ces papiers comme « souvenir » et cette technique se développe alors simultanément dans tous les pays d’Europe. Et ce, même si au départ elle est davantage utilisée à titre décoratif par exemple pour des papiers peints…
Les motifs principaux en reliure traditionnelle
En France, c’est en particulier Macé Ruette, relieur du Roi de 1634-1644, qui utilise le premier les papiers marbrés sur les contreplats du livre. Progressivement ces papiers vont servir de gardes (contre-plat et garde volante) aux reliures soignées.
Attention, à l’époque, il n’est pas question d’avoir de tels papiers en couverture des livres, les couvertures étant davantage en plein cuir, plus ou moins richement décorées (selon la richesse du possesseur ou le style de l’époque) : la reliure devait durer dans le temps et le papier était perçu comme trop fragile.
Les motifs utilisés, ainsi que le choix des couleurs sont souvent de très bons éléments de datation d’une reliure. Vous pouvez retrouver sur ce site un échantillon représentatif des différents motifs utilisés en reliure au cours des siècles.
A titre d’exemple, un « petit peigné » ou un « old dutch » sera caractéristique du XVIIe siècle, alors qu’au XVIIIe, même si les tonalités (bleu, jaune, vert avec une dominante rouge) restent les mêmes la tendance sera davantage au caillouté ou à la feuille de chêne.
La Révolution Française met un frein à la fabrication de papier marbré. Ainsi par souci d’économie, apparaissent des demi-reliures dont les plats et gardes sont décorés de papier à la colle, moins coûteux à réaliser, ou de papiers unis.
Au XIXe, les papiers marbrés vont refléter l’époque romantique par l’étendue des couleurs et une diversification des motifs : papier veiné, œil de chat, ombré…
La marbrure aujourd’hui
Aujourd’hui, malgré l’essor de la reliure industrielle (et du dessin digital), quelques artistes proposent toujours cette technique de marbrure traditionnelle. Certains, par exemple, arrivent ainsi à reproduire à l’identique des papiers anciens comme le montre Marianne Peter dans l’exemple ci-dessous :
J’avoue personnellement, avec un peu de honte, que les rares fois où j’ai eu à combler un manque de papier marbré ancien, j’ai utilisé une technique plus simple mais moins charmante (photoshop) mais je ne suis pas restauratrice, alors je peux me le permettre!
Les marbreurs contemporains rivalisent d’imagination pour proposer des motifs, formes, couleurs infinis.
Je conclus cet article en vous proposant une liste de marbreurs dont j’apprécie le travail. N’hésitez pas en commentaire à me transmettre d’autres coordonnées car cette liste est loin d’être exhaustive!
- Frédérique Pelletier (reproduction de papiers anciens & modernes)
- Marianne Peter (reproduction de papiers anciens et modernes)
- Ozlem Pajik Jones (ebrû)
- Barbara Kelnhofer (Papiers marbrés – Allemagne)
- Zeynep Uysal Kog (ebrû & papiers marbrés modernes)
- Marie Anne Hamaide (reproduction de papiers anciens & modernes)
- Fanny Schaeffer (papiers marbrés classiques et contemporains)
Enfin, beaucoup plus modestement, si vous souhaitez avoir un aperçu de mes propres papiers vous pouvez regarder ici ou les apercevoir de temps à autre sur mes propres reliures que je diffuse sur instagram ou facebook
J’aime toujours autant cette technique !
Donc je te le rappel, si une fois tu prévois d’en refaire… Je partage l’atelier avec toi !
Pas de problème je te redirai … peut être en janvier si j’y arrive sinon plus au printemps pour pouvoir mettre les papiers dehors à sécher 🙂
Merci pour votre exposé qui est très simple et qui va à l ‘ essentiel. Très belle synthétisation des pratiques. Ben !!!!………..y a qu ‘ à ? bien cordialement à vous. MJF